Dans son interview à 20 minutes, le 15 octobre 2015 (1), Najat Vallaud-Belkacem, Ministre de l'Education nationale, répond d'abord à la question « Quel est l’intérêt d'initier les élèves à la programmation » : « En apprenant à programmer, ils atteignent une véritable maîtrise de l’ordinateur. Coder, c’est aussi acquérir plus de rigueur dans la construction de la pensée. Car une ligne de code n’a de sens que par rapport à ce que l’on veut en faire. Le codage donne ainsi des bases de logique utiles dans bien d’autres disciplines. ». De bonnes et essentielles raisons en effet.
Plus loin, à la question « Ne faudrait-il pas créer un Capes et une agrégation d’informatique pour avoir de vrais experts du sujet ? », elle répond : « Cela reviendrait à créer une discipline à part entière. Or, le numérique traverse toutes les disciplines et nous voulons que tous les enseignants puissent l’utiliser dans leurs cours. Un enseignant d’anglais doit pouvoir se servir d’un laboratoire numérique de langues. Et un professeur de musique doit avoir la possibilité d’initier ses élèves au piano sur tablette. » Excellents exemples d'usages pédagogiques du numérique mais, en la circonstance, la ministre parle de deux choses complémentaires mais de natures différentes, à savoir l'informatique objet d'enseignement et l'informatique outil d'enseignement. Et, parenthèse, bien que le français traverse toutes les disciplines, il y a un cours de français et des professeurs de lettres.
Il existe des statuts éducatifs distincts de l'informatique et du numérique. On peut en proposer quatre.
Outil pédagogique, l'objectif étant de développer des usages raisonnés, raisonnables, pertinents et efficaces (2). L'informatique permet de faire mieux ou autrement, ou de faire ce que l'on ne pouvait pas faire auparavant. les apports potentiels sont multiples : l'ordinateur aide à atteindre des objectifs d'autonomie, de travail individuel ou en groupe. Il est aussi encyclopédie active, créateur de situations de recherche, affiche évolutive, tableau électronique, outil de calcul et de traitement de données et d'images, instrument de simulation, évaluateur neutre et instantané, répétiteur inlassable, instructeur interactif. Il se prête à la création de situations de communication « réelles » ayant du sens pour des élèves. Il favorise l'activité intellectuelle...
Outil de travail personnel et collectif des enseignants, des élèves et de la communauté scolaire dans son ensemble. Cela va de la gestion de la paye des personnels et de la préparation de la rentrée scolaire à l'utilisation d'un traitement de texte pour préparer ses cours en passant par celle d'internet pour faire un exposé. Ce statut ne se confond pas avec le précédent, la meilleure preuve en étant que, si la grande majorité des enseignants utilise l'ordinateur à domicile, pour autant ils l'utilisent encore relativement peu ou pas en classe.
Facteur d'évolution des disciplines enseignées, modifiant leurs objets, méthodes et outils, leur « essence ». Cela se traduit dans leur enseignement. C'est particulièrement vrai pour les enseignements techniques et professionnels où l'informatique s'est banalisée depuis une trentaine d'années déjà. Le traitement de texte a supplanté la machine à écrire, la base de données le fichier carton et le logiciel de DAO la planche à dessin, les machines à commandes numériques les tours et étaux-limeurs. Peu ou prou, toutes les disciplines sont concernées : EXAO et simulation dans les sciences expérimentales, systèmes d'information géographique...
Objet d'enseignement. C'est le cas par exemple avec l'enseignement de spécialité optionnel de Terminale S « Informatique et sciences du numérique » (3). On sait l'enjeu. Donner à tous les élèves une culture générale informatique, composante majeure de la culture générale scientifique et technique au 21ème siècle. L'informatique et le numérique sont omniprésents dans la société. De plus en plus d'activités et de réalisations reposent sur la numérisation de l'information. Au coeur du numérique, il y a la science informatique car elle est la science du traitement et de la représentation de l'information numérisée. Elle sous-tend le numérique comme les sciences physiques sous-tendent l'industrie de l'énergie et la biologie éclaire le vivant.
Alors discipline ou pas discipline ? A la question de savoir comment l'École donne une culture générale, pour avoir la réponse il suffit de regarder ce qu'elle fait avec les autres domaines de la connaissance. Depuis longtemps, nous savons qu'il est indispensable que tous les jeunes soient initiés aux notions fondamentales de nombre et d'opération, de vitesse et de force, d'atome et de molécule, de microbe et de virus, de chronologie et d'événement, de genre et de nombre, etc. Et ces initiations se font dans un cadre disciplinaire. Il est indispensable aujourd'hui de les initier de la même façon aux notions centrales de l'informatique, devenues tout aussi indispensables : celles d'algorithme, de langage et de programme, de machine et d'architecture, de réseau et de protocole, d'information et de communication, de données et de formats, etc. Cela ne peut se faire qu'au sein d'une discipline informatique. Quand une discipline est partout, elle est quelque part en particulier. Comparaison n'est certes pas raison mais, quand même, que penserait-on d'une situation où l'on confierait l'étude des entiers relatifs au professeur d'histoire qui les traiterait lorsqu'il s'intéresse à la période « avant-après J.C. » ? Et les coordonnées seraient vues lors de la présentation des notions de latitude et de longitude en géographie...
La culture générale scolaire évolue. Le latin et le grec n'occupent plus la place qu'ils avaient antan. En mathématiques, la géométrie descriptive et les coniques ont disparu, remplacées par les probabilités et les statistiques. Dans les années 1960, la discipline sciences économiques et sociales a été créée, etc. Si, il y a plus d'un siècle, les sciences physiques sont devenues discipline scolaire, c'est parce qu'elles sous-tendent les réalisations de la société industrielle (4). Alors oui à une discipline informatique en tant que telle pour tous les élèves. Et oui à un Capes et une agrégation d'informatique qu'il faut créer sans tarder. Enseigner l'informatique, science et technique, suppose qu'il y ait des professeurs d'informatique formés comme le sont les professeurs des autres disciplines. C'est la condition sine qua non de la réussite des initiatives prises et annoncées (3).
Pour en revenir aux statuts de l'informatique à l'Ecole, leur diversité amène à bien distinguer, pour les professeurs, les profils de formation suivants (avec des durées de formation « significatives ») :
-
l'ensemble des enseignants pour qui c'est une formation à l'exercice de leur cœur de métier, la pédagogie ;
-
les enseignants d'une discipline donnée ; peu ou prou, toutes les disciplines, d'une manière spécifique, aux plans de la pédagogie et de la didactique et des contenus enseignés ;
-
les professeurs de la discipline scientifique et technique informatique.
Jean-Pierre Archambault, Président de l'EPI (association Enseignement Public et Informatique)
(1) http://www.20minutes.fr/societe/1710175-20151015-numerique-ecole-2018-100-colleges-connectes
(2) A propos du « Rapport OCDE et (de l') enquête PISA. Pourquoi l'informatique à l'École ? » Jean-Pierre Archambault.
http://www.epi.asso.fr/revue/articles/a1510f.htm
(3) Communiqué de la Société Informatique de France et de l'association Enseignement Public et Informatique.
" Enseigner l'informatique : il est temps de s'inscrire dans la durée. "
http://www.societe-informatique-de-france.fr/2015/10/enseigner-linformatique-il-est-temps-de-sinscrire-dans-la-duree/
http://www.epi.asso.fr/revue/docu/d1510a.htm
(4) Dans les écoles médiévales, les élèves apprenaient d'abord la Grammaire, la Dialectique et la Rhétorique, puis l'Arithmétique, la Musique, la Géométrie et l'Astronomie. Pas de Physique, pas d'Histoire, pas de Biologie.
maurice nivat
pourquoi les outils informatiques seraient ils une aide la pédagogie?
quelle preuve a-t-on qu'un tableau interactif vaut mieux qu'un tableau noir?
quelle preuve a-t-on que la collaboration électronique est supérieure aux échanges directs oraux en français de gens réunis dans une même pièce?
Bureau EPI
Un exemple allant dans le sens d'une efficacité pédagogique potentielle des outils informatiques.
Écrire c'est réécrire, une banalité mais une lourde tâche quand on veut que les élèves « revoient leur copie ». Réécriture suppose relecture. Mais les élèves rechignent à le faire. Quelques annotations de l'enseignant ne suffisent pas. Ils obtiennent souvent au mieux quelques corrections orthographiques et de ponctuation. Or, il arrive que les élèves doivent se persuader qu'ils n'ont pas maintenu le dialogue avec le lecteur (par trop d'implicites...), qu'ils ont insuffisamment fait la différence entre ce qu'ils voulaient dire et ce qu'ils ont réellement écrit, qu'ils ont mal perçu les registres de langue... Lors d'un travail de réécriture, différents outils ont leur place (ordinateur, dictionnaire, stylo, grammaire...) et l'ordinateur a un apport réel dans la maîtrise des procédés de réécriture. Déplacer un mot, une phrase, un paragraphe, corriger quelques fautes, recopier une nouvelle version issue d'un brouillon vite devenu illisible de par la multiplicité des modifications... tout cela est fastidieux et rédhibitoire s'il n'y a pas une forte motivation. Mais avec un traitement de texte, s'il faut repérer des répétitions ou mettre en évidence ce qui relève du langage parlé, l'enseignant peut demander de mettre les mots en caractères italiques. Erreurs, ratures, ajouts ne sont plus insupportables. La reprise est facile. On échappe à la lourdeur de la réécriture à la main. Une mauvaise graphie ne s'oppose plus à la lecture par les autres, une écriture illisible due à des troubles de motricité fine n'est plus un obstacle. L'ordinateur se révèle être une condition (nécessaire pour certains publics) d'existence d'opérations intellectuelles essentielles à l'apprentissage de l'écriture, en ce sens qu'il en permet la réalisation car il la rend infiniment plus aisée, il supprime les contraintes « bassement matérielles ». Comme si la portée de l'outil était d'autant plus grande que son effet anodin.
Le statut de l'erreur se transforme : la conservation aisée des états antérieurs permet à l'élève de voir les effets produits par ses tentatives successives, son travail et les résultats de ses efforts, et non de voir des échecs ! Une sortie propre à l'imprimante accroît naturellement les exigences (les fautes d'orthographe choquent davantage). La distance objective que procure l'ordinateur entraîne une lecture différente de ce que l'on a écrit. Un texte propre aide à donner une représentation positive et un modèle de l'écrit. Le statut de l'erreur, que l'on fait disparaître comme par enchantement, change du tout au tout. L'ordinateur n'est pas perçu comme celui qui juge ou sanctionne. L'élève se trouve dans d'autres dispositions par rapport au nécessaire effort scolaire.
On écrit pour quelqu'un mais les élèves ont du mal à imaginer leur lecteur. Cette difficulté va de pair avec l'absence de recul par rapport à leurs propres écrits, l'absence de conscience de soi. Or, l'ordinateur devient même lecteur de ce qu'on lui fait écrire, instaurant l'image mentale du destinataire : pour reprendre la formule de Jacques Derrida, « l'ordinateur entretient l'hallucination d'un destinataire ».
Jean-Pierre Archambault
maurice nivat
j'ai mis en doute le fait que le numérique aide à l'échange et à la transmission des idées, à l'échange intellectuel. Et l'EPI me répond en exaltant la possibilité de corriger ses fautes dans un texte écrit, ce qui n'a rien voir.
Je suis conscient que les systèmes d'écriture et traitement de textes sont des outils efficaces et je n'écris pas à la plume d'oie moi-même. Je suis tout à fait partisan que les élèves remettent des devoirs sortis d'une imprimante mais le système électronique permettant cela ne fait qu'aider à la production matérielle d'une suite de symboles sur du papier, et pas du tout au contenu du texte. Et je m'étonne un peu que l'EPI, pour répondre à mon interrogation exalte l'informatique outil, la bureautique, qu'elle honnie depuis des années dans les colonnes de son bulletin et ses prises de position publiques.
Jacques Baudé
Où Maurice Nivat va-t-il chercher que l'EPI "honnit" la bureautique alors que l'association prône, depuis sa création en 1971, la "complémentarité" des approches. Ce que Jean-Pierre Archambault développe dans son texte en traitant des différents statuts éducatifs.
Jacques Baudé
Secrétaire général puis Président de l'EPI de 1981 à 1995.